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Annecy et ses commerçants : Je t’aime, moi non plus…

Le 2 avril 2024 par Cécile Boujet De Francesco

“On va mourir à petit feu ! Personne ne nous écoute ! On nous dénigre…” Les commerçants du centre-ville annécien ont le moral dans les chaussettes. Propreté, stationnement, dialogue avec les élus… les sujets qui fâchent ne manquent pas. On a préféré ne pas attendre le Grand déballage d’été pour se pencher sur ceux qui font vivre la cité.

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Annecy Quartier rue du Lac ©Lara Ketterer

Le blues du business land

« Maillon essentiel de la ville1 », « vecteur de développement territorial2 », le commerce de proximité est l’un des garants de l’attractivité d’une ville. Derrière ces termes pompeux, une réalité toute simple : une ville sans des commerces en bonne santé se meurt.

Et pour éviter la « désertification », il faut un savant équilibre de paramètres. Dans ce cocktail qui donne bonne mine : un accès facile, quel que soit le mode de transport utilisé par les visiteurs et les habitants (infrastructures, fluidité du trafic, stationnement…), un environnement accueillant (propre, praticable pour les seniors et les personnes en situation de handicap, fleuri, animé…), une offre diversifiée (commerces indépendants/chaînes, boutiques/services, alimentaire/non-alimentaire…) et le soutien des pouvoirs publics.

Ça, c’est pour la théorie ! Et qu’en est-il dans la vraie vie ? Allez, au hasard : à Annecy, par exemple ? Pour répondre à la question, on a traîné nos guêtres en ville et questionné les premiers concernés. Normal. Résultat : on a bien failli faire exploser notre thermomètre tant les esprits sont échauffés dans certaines échoppes. Prêts pour la liste des courses ? En route, mauvaise troupe ! 

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Annecy © Lara Ketterer

Annecy, ville propre ?

“Depuis ces cinq dernières années, la ville est de moins en moins propre”, se désole Anne Dhelens du salon de coiffure la Parenthèse. Dany Hocq, propriétaire de trois commerces en centre-ville raconte : “Les clients me disent souvent : « Qu’est-ce qui se passe à Annecy, c’est de plus en plus sale ? ». Et je dis « sale » pour ne pas dire un autre mot!”. Rue Carnot, José Almeida, patron de la Bolée se crispe : “On nous impose des contraintes d’hygiène et de sécurité drastiques, on est même contrôlés pour ça, mais quand on voit des rongeurs qui rentrent par la porte comme le font les clients, on se dit qu’il y a un problème dans cette ville”. Isabelle Mealhie, à la librairie-café Antiope, est perplexe : “Qu’on nous remette les petites corbeilles! On vient nous embêter pour une enseigne qui n’est pas de la bonne couleur ou de la bonne taille, question d’esthétique, et on nous met des poubelles immondes dans la vieille ville et sur le Pâquier”, qui pour le coup, gâchent le paysage ! 

Contrairement aux incivilités, que relève de plus en plus souvent Dany Hocq, la propreté fait partie des missions de la Ville. Pour l’ancien maire d’Annecy, Jean-Luc Rigaut, ce « délabrement progressif » s’explique par une combinaison de facteurs : manque de volonté des élus en place d’accompagner la propreté (on attend pour réparer ou nettoyer), agents en sous-effectifs et démotivés, et choix politiques : on ne taille plus les massifs au nom de la biodiversité, on fleurit moins pour économiser l’eau…

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Quartier rue du Lac en cours de piétonnisation ©Lara Ketterer

Où est passée la commune touristique?

Les commerçants s’inquiètent aussi du déséquilibre de fréquentation qu’ils constatent entre le Vieil Annecy et le reste du centre-ville. “On se sent totalement délaissés, confie José Almeidan à La Bolée. Pour les restaurateurs, l’activité se concentre surtout entre la rue du Pâquier et la vieille ville.” Résultat : “Les soirs de semaine, la rue Carnot qui n’est quand même pas le plus petit axe du centre, est déserte. Il y a sept ou huit ans, on servait 45 à 50 couverts en moyenne le soir, aujourd’hui, on en fait 12. Autrefois, je fermais à minuit, aujourd’hui, je tire le rideau à 22h30. Après 21 heures, il n’y a plus un chat.” 

Autre grief, et pas des moindres : “On nous supprime l’autorisation d’ouvrir les dimanches, parce que soi-disant on n’est pas une ville touristique !”, lâche Dany Hocq qui a été visité par l’Urssaf fin novembre 2023 avec un rappel à l’ordre. Annecy, pas touristique ? Le problème dépasse les 15 % de perte de chiffre d’affaires pour ces commerçants : “Dans la vieille ville, on va finir par n’avoir que des commerces de bouche (qui eux, ont le droit à l’ouverture dominicale), quel sera l’intérêt pour les touristes de s’y balader? Ils sont en train de faire crever la ville!”, soupire-t-il. Recherches faîtes, le conseil municipal annécien a bien voté le renouvellement de la dénomination « commune touristique », en mars 2023. Questions : la Ville a-t-elle bien finalisé la demande auprès de la préfecture ? L’État l’a-t-il refusée ? On a demandé aux services de ce dernier : on attend toujours la réponse…

 

Parking, le rêve !

Mais le duo infernal qui horripile, c’est l’insuffisance de stationnement réservé aux « véhicules terrestres à moteur », comme disait notre professeur de droit, et le manque de dialogue avec les élus. “Le manque de parkings, ça, c’est le vrai sujet des commerçants”, reconnaît Frédérique Lardet, adjointe au maire d’Annecy en charge des commerces de proximité. “Ils craignent de perdre de l’attractivité. En tant que présidente de Grand Annecy, je travaille à ce sujet pour faire en sorte que les parkings que la Ville ne fait pas, l’Agglomération puisse les faire en entrée de territoire et qu’à terme, les clients qui arrivent de l’extérieur s’y garent pour venir en bus. On travaille d’ailleurs sur des investissements colossaux en matière de mobilité douce.”

Le discours se veut rassurant, mais le « très gros problème » perdure, selon Thierry Radice. Le président de l’association de commerçants « Les vitrines d’Annecy » (environ 350 adhérents) n’est pas optimiste : “La circulation, l’accessibilité et le stationnement sont tellement compliqués que les commerçants perdent beaucoup de chiffre d’affaires. On est une ville attractive, certes, mais on est quand même confrontés à ces problèmes qui ne font que s’aggraver.” 

“Et il faut arrêter d’augmenter le prix du stationnement, demande Anne Dhelens. Ça devient indécent. Pourquoi ne pas rendre gratuit le parking des Romains ? Il est tout le temps vide ! Ça décongestionnerait les autres parkings et ça pourrait être un début de solution pour nous, les commerçants…”

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Dialogue de sourds

Tiens, en parlant de voitures, et si on faisait un détour par le quartier de la rue du Lac3 en cours de piétonnisation? “Je n’ai jamais compris comment on pouvait fermer ce quartier, sans qu’il n’y ait de places de parking pour compenser toutes celles qui allaient sauter”, s’agace Nathalie Ythier de la boutique Stone. “On fait tout à l’envers. Avec le parking de la préfecture qui était prévu, ça ne posait pas de problème (projet de l’ancienne municipalité abandonné par la nouvelle, ndlr). On ne nous écoute pas, on ne nous consulte pas et on nous rit au nez. La rue Filaterie (rendue piétonne fin des années 2010, ndlr), je trouve ça bien, mais il y avait les 150 places du quartier du lac pour se garer… Il y a quand même des médecins et des ophtalmos qui s’en vont parce que leurs patients ne peuvent plus accéder au quartier.” Nathalie Ythier s’interroge d’autant plus sur la pertinence du projet que la première phase de celui-ci, la rue Grenette, ne lui paraît pas concluante. “Il n’y a pas un chat !”, observe-t-elle depuis sa boutique de mode. “Une fois les travaux terminés, que va-t-il se passer pour nous ? Les Annéciens ne viendront plus faute de stationnement, ça deviendra un quartier pour touristes ? Un de plus. Je n’ai pas envie de ça !”

Thierry Radice, des Vitrines d’Annecy, en remet une couche: “On a toujours eu le même discours depuis qu’ils ont été élus : on n’est pas contre la piétonnisation, on y est même favorable à partir du moment où de vrais parkings relais et un vrai transport en commun nous évitent d’aller en voiture en ville. C’est le calendrier et la façon de faire qui nous déplaisent.” 

Selon l’Annécien, le sujet n’est pas à prendre à la légère: “Ça va changer la physionomie du quartier. A chaque fois qu’il y a une piétonnisation – et c’est là où la mairie ne veut pas entendre les choses -, les clients qui avaient l’habitude de venir en voiture ne viennent plus du tout et les commerces de proximité dont on a besoin au quotidien disparaissent.” 

Ce qui profite finalement aux grands centres commerciaux de Seynod et d’Épagny-Metz-Tessy! Ce dernier va d’ailleurs bientôt accueillir le pharaonique Open Sky dont l’ouverture est annoncée pour cet automne. Dessiné par Gianni Ranaulo, le projet prévoit d’accueillir sur environ 12000 m2 surface de plancher près de 200 commerces. Les trois-quarts seraient déjà attribués, mais le nom des enseignes est tenu secret par la compagnie de Phalsbourg, le promoteur immobilier porteur du projet. “Le site comprendra une dizaine de moyennes surfaces, un pôle de restaurants et des loisirs organisés autour d’un mail piéton paysager inédit”, annonce-t-on en amuse-bouche…

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Le futur Open Sky au Grand Epagny

Mais revenons à Annecy! L’agitation autour de la piétonnisation de son centre-ville est révélatrice d’un profond malaise. “À part dans les journaux, je n’ai jamais vu Monsieur Astorg ou Madame Lardet, regrette José Almeida. Est-ce qu’ils se préoccupent vraiment des commerces de proximité ? Les anciens maires, oui. Aujourd’hui, je n’ai pas ce sentiment : on est totalement livrés à nous-mêmes.” Même constat pour Anne Dhelens: “Le maire n’a jamais poussé la porte de mon commerce pour se présenter”, regrette celle qui avoue ne pas savoir qui est l’adjointe en charge des commerces de proximité. “Je ne suis pas très politique, j’ai ma part de responsabilités, mais il faudrait pourtant nous écouter, réellement. Les commerçants sont en train de mourir et sans nous, il n’y a pas de centre-ville.”

 

Tous pour un…

Nos commerçants n’ont donc pas le moral. On l’aura compris. Et manquent peut-être aussi un peu d’esprit de groupe… “Le commerçant, à la base, est individualiste”, admet Thierry Radice qui ne se résigne pas. “L’association n’est pas très vieille. Notre priorité est de faire rentrer des adhérents de l’ensemble de la commune nouvelle, notamment pour être indépendants financièrement de la mairie (l’enveloppe municipale représente plus d’un quart du budget de l’association, ndlr). Mais les problématiques des uns ne sont pas celles des autres, ce n’est pas évident de fédérer tout le monde.” Et ça l’est d’autant moins que des doutes subsistent. “L’association étant subventionnée par la Ville, est-ce qu’elle va au fond des choses ? Est-ce qu’elle prend vraiment le parti des commerçants ?”, s’interroge Dany Hocq.

À ces problèmes annéciano-annéciens, s’ajoutent ceux qui pèsent sur les commerçants de France et de Navarre : la nécessaire adaptation au changement climatique, la dégringolade du pouvoir d’achat et l’essor de la digitalisation, phénomène ancien, certes, mais qui frappe encore. Outre le e-commerce - vous savez, les commandes en ligne que certains élus se vantent de pratiquer, histoire de ne pas se retrouver coincés dans les bouchons de la rive Est du lac ! -, la dématérialisation des documents administratifs supprime tranquillement la petite course qu’on ajoutait quand on allait chercher un papier à la mairie, constate Jean-Luc Rigaut. 

Au rayon digital, on peut aussi ajouter la « contestation numérique » qui peut accélérer ou court-circuiter l’action publique. Les pétitions en ligne contre l’installation de McDo quai Eustache Chappuis, contre la suppression de la terrasse de la boutique Les Palettes ou encore contre la piétonnisation du quartier du lac et de la rue Président-Favre en sont un bel exemple. 

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Annecy centre ©Lara Ketterer

Ville et agglo en action

Malgré tout, la situation annécienne n’est pas catastrophique. Ce serait une sensation du genre « température mesurée versus température ressentie ». La preuve : “Le taux de vacance est l’un des plus faibles de France, il est même ridicule par rapport à d’autres communes. C’est pour ça que les loyers et les fonds de commerces sont aussi chers”, explique Frédérique Lardet, mentionnant aussi une zone de chalandise “d’un peu plus de 2 millions de personnes le week-end venues de Genève et d’un peu partout de la région Rhône-Alpes”. 

Et puis, les pouvoirs publics locaux ne sont pas si inactifs que le ressenti commerçant. Après la limitation du développement des grandes zones commerciales extérieures (voir encadré page précédente), Grand Annecy a par exemple activement soutenu la conception de l’application mobile grandannecyshop, aux côtés du Groupement National des Indépendants de l’hôtellerie et de la restauration et des Vitrines d’Annecy. Conçue à Annecy par la startup GreenWeb, cofinancée par l’Agglo et la Région, l’application lancée en décembre 2020, en pleine pandémie, entend soutenir les commerçants et inciter les consommateurs à acheter localement. Trois ans après sa création, elle serait l’une des rares appli à avoir survécu à l’après-Covid, selon Frédérique Lardet. Pourtant, la présidente de Grand Annecy semble déçue : “Ce n’est pas celle dont on aurait rêvé à terme. Pour l’instant, c’est juste une mise en avant des commerces de proximité, mais ça fonctionne et les opérateurs sont assez contents…” 

Quant à la Ville, outre l’instauration du droit de préemption commerciale en 2019, elle vient de sonder les habitants sur leurs besoins et attentes via un questionnaire en ligne. Tôt ou tard, on aura les résultats de cette enquête menée par le cabinet Intencité et celle-ci fournira sûrement aux professionnels et à la Municipalité de nouvelles pistes d’actions. Et puis, soyons sports : un peu de nature replantée dans ces futures rues « presque piétonnes », des terrasses sans le nez dans les pots d’échappement, ce ne sera pas si désagréable… 

Tout cela étant, puisque paraît-il, on a les médias qu’on mérite, on a sans doute aussi le commerce de proximité qu’on mérite, non ? En d’autres termes, la nature humaine, si étonnante et prévisible à la fois, ou plus exactement nos habitudes de consommation ne sont-elles pas un paramètre indissociable de l’équation ? On s’indignait quand on traitait de « non-essentielles » les librairies, mais on refait sa garde-robe sur Shein ! On adore se balader dans les zones piétonnes, mais on se plaint qu’il y a trop « d’usines à bouffe ». On aime bien avoir de jolies boutiques en ville, mais on les trouve trop chères… On adore les terrasses des restaurants et café, surtout quand elles ne sont pas en bas de chez soi !

 

1. Razika Kout, directrice Études & montage d’opérations Retail CBRE

2. Sadri Fegaier, PDG du groupe Indexia

3. Le groupe de travail Union des libertés mobiles a déposé 2 recours et 1 référé liberté contre la piétonnisation du quartier du lac et des rues de la Paix et Psd Favre. Concernant ce dernier, les conclusions du juge ont été rendues le 8 mars, la Ville devra « maintenir depuis le quai Eustache-Chappuis l’accès à tout véhicule autorisé » dans le quartier du lac.